Si aucun imprévu de dernière minute ne vient interrompre le compte à rebours, Ariane 6 devrait s'envoler pour la première fois ce mardi soir depuis Kourou. La fusée européenne doit décoller du tout nouveau pas de tir ELA 4 entre 18 heures et 22 heures UTC.
La dernière née de la lignée Ariane suscite une grande attente parmi de nombreux clients potentiels. Un faux pas lors de son vol inaugural pourrait avoir des conséquences négatives pour le secteur européen du transport spatial, déjà fragilisé ces dernières années.
Initialement prévue pour juillet 2020, la mise en service d'Ariane 6 a cumulé de nombreux retards. Bien que la crise sanitaire mondiale du printemps 2020 ait partiellement justifié ces délais, elle n'explique pas tout. La mise au point laborieuse de composants critiques, les difficultés structurelles et un calendrier initial trop ambitieux sont probablement les principales raisons des quatre années de retard pour le vol d'essai de la fusée européenne.
L'histoire d'Ariane 6 commence au printemps 2009, lorsque les premiers croquis sont esquissés. L'objectif principal est de créer un successeur à Ariane 5 avec des coûts de production réduits et une plus grande flexibilité opérationnelle.
Parmi les propositions, deux concepts se démarquent. Le premier, basé sur la propulsion solide, est favorisé par l'agence spatiale française CNES. Le second, une version modernisée d'Ariane 5, est soutenu par les principaux industriels. C'est cette dernière option qui est choisie en décembre 2014, lorsque le programme est officialisé par les Etats membres de l'Agence Spatiale Européenne.
En 2015, le consortium formé par Airbus et Safran crée ArianeGroup. Cette co-entreprise est chargée du développement d'Ariane 6, dont le coût était estimé à 3,8 milliards d'euros en 2020, dont 200 millions dédiés à la construction des infrastructures de lancement.
L'architecture d'Ariane 6 est assez similaire à celle d'Ariane 5. Elle possède un corps central équipé d'un moteur Vulcain de nouvelle génération, fonctionnant à l'hydrogène et à l'oxygène liquides. A ce corps central sont attachés des boosters à propergols solides, développés par l'italien Avio, qui servent également de base à la fusée Vega-C. L'étage supérieur utilise le même mélange d'ergols que le corps central et est équipé d'un moteur Vinci réallumable. Le compartiment de charge utile reprend la coiffe en forme d'ogive d'Ariane 5.
Bien que performante et fiable, Ariane 5 n'était plus adaptée à un marché en pleine mutation. Lors de son premier vol à la fin des années 90, les satellites géostationnaires de communication dominaient le marché, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Ces satellites ont désormais une durée de vie dépassant souvent les 15 ans et une performance largement accrue. Par conséquent, il n'est plus nécessaire de les remplacer aussi fréquemment. La part des satellites géostationnaires a diminué au fil des ans, se réduisant à quelques unités lancées chaque année.
Le coût final d'un lancement avec Ariane 5 était bien supérieur à celui des fusées concurrentes, mais Arianespace réussissait à s'en sortir grâce à la technique du lancement double. Cette méthode consistait à embarquer deux gros satellites sur un même vol, chaque client payant une partie des frais, rendant le coût comparable à celui de la concurrence. Cependant, cette approche n'était viable que si suffisamment de satellites étaient disponibles pour la même orbite, ce qui devenait de plus en plus rare. Dans les dernières années d'Ariane 5, Arianespace avait de plus en plus de mal à trouver deux satellites prêts à être lancés simultanément. L'industrie européenne devait donc proposer des lancements simples à un coût raisonnable tout en conservant la capacité de lancement double.
Maîtriser le coût d'un lancement c'est le leitmotiv d'Ariane 6. Pour y parvenir, les industriels ont dû repenser à la fois la production du lanceur et sa préparation en vue du lancement.
Les différents étages sont construits en Europe avant d'être transportés vers la Guyane par un navire industriel hybride, à propulsion vélique et thermique, nommé Canopée. Ce bateau de 121 mètres de long est équipé de quatre immenses voiles de 37 mètres de haut, lui permettant d'économiser entre 15 et 35 % de carburant.
Pour Ariane 6, l'assemblage horizontal a été choisi. Cette méthode permet d'éviter l'utilisation de ponts et de systèmes de levage lourds ainsi que la climatisation d'un bâtiment haut, réduisant les coûts de 40 à 50 %. Alors qu'Ariane 5 nécessitait environ un mois pour être assemblée, Ariane 6 peut l'être en une semaine. A terme, jusqu'à 12 lancements annuels seront possibles, contre 7 au mieux pour son prédécesseur.
Lorsque le programme Ariane 6 a été décidé, une période de coexistence entre cette nouvelle fusée et Ariane 5 était prévue. Cette transition visait à garantir à l'Europe un accès continu à l'espace. Cependant, un excès d'optimisme chez ArianeGroup a conduit les responsables à prendre des décisions aux conséquences significatives. En janvier 2018, la société a annoncé l'achat d'un dernier lot de 10 fusées Ariane 5 pour couvrir la période initiale des premiers lancements d'Ariane 6. Deux ans plus tard, alors qu'il parait évident que le nouveau lanceur ne serait pas prêt à temps, il est décidé de réduire le dernier lot Ariane 5 à 8 fusées.
En février 2022, la Russie déclenche la guerre en Ukraine, entraînant la suspension de la coopération avec l'Europe. Cette situation a privé Arianespace de l'une des trois options qu'elle proposait à ses clients pour le lancement de satellites : la fusée Soyuz, utilisée en parallèle avec Ariane 5 et Vega. Les clients ayant signé des contrats avec la fusée russe ont été contraints de se tourner vers la concurrence, notamment SpaceX.
Entretemps, la fusée Vega a rencontré plusieurs revers. Entre juillet 2019 et décembre 2022, elle a connu trois échecs sur huit lancements, laissant la fusée clouée au sol pendant une période prolongée. Parallèlement, des tensions sont apparues entre ArianeGroup et Avio au cours des dernières années. Ces frictions ont conduit le constructeur italien à demander à reprendre l'exploitation commerciale de la fusée Vega, en remplacement d'Arianespace. Cette décision a été approuvée lors du conseil de l'ESA, autorisant Avio à devenir le fournisseur et l'opérateur de services de lancement après le vol Vega VV29 prévu pour fin 2025.
C'est dans ce contexte morose que l'on apprend au court de l'été 2023 que le vol inaugural d'Ariane 6 est repoussé pour la énième fois sans véritable explication, si ce n'est la nécessité de réaliser des essais supplémentaires, dont une mise à feu sur la rampe de lancement, et que la date du premier vol de la fusée dépendait de ces tests.
Le 5 juillet 2023, la 117ème et dernière Ariane 5 décollait depuis le Centre Spatial Guyanais. Ce vol marquait la fin du lanceur lourd et privait l'Europe d'un accès à l'espace pour une période prolongée. Face à cette pénurie de fusées, l'Europe a été contrainte de confier le lancement de ses satellites à la concurrence. Ainsi, la mission Euclid et les satellites Galileo ont réussi à trouver place à bord des fusées Falcon 9.
Face aux nombreux retards d'Ariane 6, plusieurs clients ont décidé de quitter Arianespace pour explorer d'autres options. Récemment, l'organisation européenne Eumetsat a annulé un contrat signé en mars 2021 avec Arianespace pour le lancement de son satellite MTG-S1, préférant confier la mission à SpaceX. Cette décision, prise par l'Allemagne, pourtant le second contributeur historique au programme Ariane, a été un coup de tonnerre. L'indignation de nombreux responsables, dont Josef Aschbacher, le directeur de l'ESA, face à ce choix est palpable, surtout alors que l'Europe se prépare à retrouver son autonomie dans le domaine du transport spatial.
A la lumière des événements récents, il semble essentiel que le vol inaugural d'Ariane 6 se déroule sans problème afin de rétablir rapidement l'autonomie européenne en matière d'accès à l'espace.
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